De modifier à détruire


Le 7 octobre 1996, une réunion à l’Elysée, à laquelle assistaient Jacques Chirac, Alain Juppé, Premier ministre, François Bayrou, ministre de l’Education nationale, et les ministres de l’Economie, de la Culture (Philippe Douste-Blazy), ainsi qu’un représentant du Ministère de la Défense, officialisa la création du Musée des Arts Premiers, au sujet duquel on apprendra en juillet 1998 qu’il serait situé au quai Branly, à Paris, presque à côté de la tour Eiffel. On décida lors de cette réunion de dégager 1 milliard 200 millions de F. sur 5 ans pour la construction du musée et les autres opérations (achats d’objets, traitement de ceux pris dans d’autres musées), la somme étant fournie pour moitié par le ministère de l’Education nationale et pour moitié par le Ministère de la Culture.
L’idée n’était pas tout à fait nouvelle. En fait, le projet de ce musée avait été déjà esquissé par Jacques Kerchache dans Le Monde en mars 1991.
J. Kerchache, mort en août 2001, était un trafiquant d’objets d’art, qui fit de la prison pour son activité en 1995. Il aurait rencontré J. Chirac, en 1990, sur une plage à l’île Maurice ; les deux hommes auraient sympathisé, et ils tombèrent en tout cas rapidement d’accord, d’abord pour faire entrer des objets représentant les « arts premiers » au Louvre et, plus tard, pour la constitution d’un musée qui regrouperait le MNAAO et les collections ethnologiques du Musée de l’Homme. Il est singulier que le Président de la République, qui reçoit chaque soir une cote contenant des informations des services secrets français, ne paraisse pas avoir été informé de la personnalité de l’homme à qui il avait affaire. Mais sans doute cela lui fut-il indifférent… Toujours est-il que Kerchache le convainquit qu’en un premier temps, on pourrait imposer au Louvre l’entrée d’objets d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique. Avant d’avoir le soutien du Président de la République, Kerchache s’était heurté, écrit l’ineffable Emmanuel de Roux ­– journaliste au Monde, dont on aura à reparler –, « aux conservateurs agacés d’avoir eu à plier et aux ethnologues pour qui ces objets n’avaient pas de place dans un projet esthétique ».
D’un point de vue muséologique, on pourrait soutenir que le Louvre a sa spécificité, à savoir qu’il concerne une aire culturelle donnée, englobant le Proche-Orient et l’Europe, et qu’il réunit donc les arts de ces domaines, de l’Antiquité au xixe siècle. Et que, de même, les musées ethnologiques ont leur spécificité, que les objets y soient beaux (dans notre regard) ou non. Les conservateurs et ethnologues incriminés dans la phrase d’E. de Roux pour leur conservatisme (et humiliés par lui : l’auteur se réjouit que les spécialistes des musées aient eu à « plier »... devant le pouvoir politique !) ne font pourtant qu’appliquer le proverbe de bon sens et d’efficacité : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. »
Mais la vision de J. Kerchache était esthétisante – c’est lui qui décidait de ce qui était beau –, commerciale et touristique. C’est à lui qu’on doit la formule, sonnant bien mais d’une platitude et d’un ethnocentrisme achevés : « Tous les chefs-d’œuvre naissent libres et égaux. » Dans la bouche d’un marchand d’objets d’art, elle n’a qu’un sens : « Je suis libre d’acheter et de revendre les objets, en toute indépendance vis-à-vis de la culture à laquelle ils se rattachent ! »
Après inauguration par J. Chirac et L. Jospin le 13 avril 2000, les salles consacrées aux arts des Amérindiens, Océaniens et Africains ouvrent le 15 dans le pavillon des Cessions du Musée du Louvre.
Las ! Le 15 novembre de la même année, à l’UNESCO, à l’occasion du trentième anniversaire de la Convention Unidroit destinée à protéger sur toute la terre le patrimoine contre le vol et le pillage, l’archéologue Colin Renfrew, depuis peu Lord of Kaimsthorn, et directeur du McDonald Institute of Archaeological Research de Cambridge, dénonce la France et son Président pour l’achat de trois sculptures de l’ancienne culture dite Nôk, du Nigeria, inscrites sur la liste des objets dont la sortie du territoire et la vente sont prohibées, et qui sont pourtant entrées en France, illégalement… achetées à « l’un des pires trafiquants belges », « avec l’argent des contribuables français ».
Cependant, et parallèlement – car ces salles du Musée du Louvre ne sont que provisoires –, pour mettre en œuvre le projet d’un nouveau musée, spécifiquement consacré aux « arts premiers », une Commission du Musée des Arts Premiers fut constituée dès janvier 1996. Elle comprenait, autour de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, président d’honneur, Jacques Friedmann, PDG de l’UAP (Union des Assurances de Paris) et ami personnel de Jacques Chirac, le marchand Jacques Kerchache, le contre-amiral François Bellec, directeur du Musée de la Marine – musée dont on sait qu’il est resserré sur un côté du Musée de l’Homme, et l’amiral envisageait volontiers un élargissement de son musée aux dépens de l’autre –, l’américaniste Claude-François Baudez, les conservateurs Jean-Hubert Martin et Pierre Rosenberg (du Louvre), le préhistorien, Directeur du Musée de l’Homme, Henry de Lumley, et quelques autres personnes. Lumley, qui allait s’avérer dans cet aréopage le seul défenseur du Musée de l’Homme, était soigneusement minoritaire ! On nomma Jacques Friedmann à la présidence de la Commission.
Suivit la réunion interministérielle, le 7 octobre 1996, mentionnée ci-dessus, et qui, officialisant la création du nouveau musée, procéda à sa budgétisation.
 C’est dans le septième chapitre du présent livre qu’on exposera les démolitions et cassages. Mais, dès à présent, l’opération offre un certain nombre de caractères qu’on peut souligner.
Le Musée de l’Homme a fait l’objet, au cours des deux dernières décennies, de plusieurs projets de rénovation. Ils ont tous été refusés par les autorités compétentes. En 1987 pourtant, un plan de rénovation complet, comprenant le creusement de galeries pour résoudre le problème le plus ardu du Musée – la conservation des réserves –, le coût global étant évalué à une somme comprise entre 200 et 400 millions de francs, avait été présenté par l’un de ses trois directeurs, celui qui occupait la chaire de préhistoire, Henry de Lumley. Ce projet n’a pas été suivi. Il fut ensuite amélioré et, en 1992, le secrétaire d’Etat chargé des grands travaux, Emile Biasini, se fonde sur lui pour inscrire le Musée de l’Homme dans la liste des institutions à rénover. Ce projet, le plus achevé, a eu le soutien d’une large partie des personnels, entre autres du préhistorien Denis Vialou et de l’ethnologue Bernard Dupaigne. Il est pourtant encore refusé.
Ainsi, les deux propositions successives de Lumley n’ont pas été suivies, pas plus que les autres projets qui avaient été présentés à différents moments de l’histoire du musée. C’est dommage, et plus exactement catastrophique : pour une somme six fois inférieure à celle que nécessitait, dans le projet initial, la construction et l’équipement du musée du quai Branly, la France disposerait d’un Musée de l’Homme remis à neuf.
En fait, le refus d’une rénovation participait manifestement d’une négligence voulue, visant à faire paraître vieux et obsolète un musée dont les « talibans » à la tête de l’Etat entendaient se débarrasser. Car, on le verra, il n’était pas assez touristique.
On comparera donc la somme gigantesque consacrée au nouveau musée (initialement 1 milliard 200 millions de francs lourds, soit 183 millions d’euros, mais passés aujourd’hui à 233 millions), payée par vous et moi, au plan de rénovation complet soutenu par un des directeurs du Musée de l’Homme en 1992. Mais une autre comparaison est intéressante. Sur la somme globale allouée au nouveau musée en 1996, il était prévu que 150 millions de F. seraient dégagés chaque année pour, d’une part, servir à la construction du bâtiment, et d’autre part, permettre l’activité du « chantier des collections », c’est-à-dire le traitement des objets pris au MNAAO et au Musée de l’Homme, et l’achat d’objets, réalisé par la DMF (Direction des Musées de France). On remarque ici que c’est la Culture (dont dépend la DMF) qui est bénéficiaire de l’opération, bien plus que l’Education Nationale, pourtant participante pour moitié dans l’œuvre en cours. Et, par ailleurs, la comparaison à faire est la suivante : le crédit d’achat annuel de 150 millions équivaut à... 1875 années de capacité d’achats de la part du laboratoire d’Ethnologie du Musée de l’Homme ! Comparaison intéressante, lorsqu’on sait que tous les projets de rénovations du Musée de l’Homme, infiniment moins coûteux, ont été refusés, et, comme le disait le Rapport Recours, qu’il a fallu « des années » pour rendre inévitables des rénovations.
Le projet est donc pharaonique, eu égard à la somme investie, et il relève du gaspillage total, puisqu’il s’agit de remplacer des musées existants, appréciés et admirés, parfois dans le monde entier – c’était le cas, par exemple, du Musée de l’Homme.
On pourrait objecter à ce jugement que Mitterrand n’a pas fait mieux, lui qui a fait construire l’Arche de la Défense, la pyramide du Louvre, et la Bibliothèque Nationale de France à Bercy. Cependant – et quoi qu’on pense de l’œuvre mitterrandienne –, il n’y a nullement homogénéité des projets mitterrandiens et chiraquien. L’Arche et la pyramide n’ont fait l’objet que de quelques polémiques principalement esthétiques : il n’y a pas eu de mouvement de résistance, de grèves, de manifestations contre elles. Quant à la BNF, elle répondait à un besoin : sa construction était depuis de longues années ressentie comme nécessaire par les gestionnaires de la Bibliothèque Nationale, tant les locaux antérieurs, rue de Richelieu, avaient été conçus pour une époque où le rythme de publication de livres était loin du gigantesque rythme actuel. La Bibliothèque étouffait, il fallait absolument la déplacer dans des locaux plus vastes, et que les choix arrêtés soient malheureux, obligent les lecteurs à faire des kilomètres à pied, est une autre histoire. Comme l’a écrit Emmanuel Le Roy Ladurie, la BNF, malgré ses défauts, a « l’immense mérite d’exister ».
Mais, pour le Musée de l’Homme, c’est l’inverse : il n’y avait nulle utilité à le supprimer, et le projet de le faire, pour qu’il laisse place au Musée des Arts Premiers, a provoqué un scandale, une polémique, et suscité la résistance. Un des textes appelant au sauvetage du Musée de l’Homme a reçu 50 000 signatures.
 Un autre aspect du processus en cours est la dépossession des scientifiques de leurs objets de science. Dès le début, ce sont les « trois Jacques » qui mettent en place l’affaire esthétique et touristique au nom de laquelle on prévoit de détruire deux musées prestigieux : aucun n’était un scientifique – ce sont un politique, Jacques Chirac, un commercial, Jacques Kerchache, et un gestionnaire, Jacques Friedman. Ce caractère traverse d’un bout à l’autre la période de démolition des musées et devient un trait typique des méthodes employées.
Les décisions qui enchaînent le sort de ces établissements sont donc exclusivement politiques : elles ont été prises au sommet de l’Etat, et les ministères de tutelle des établissements en ont été les exécutants. Les ministres responsables étaient de gauche de 1997 à 2002 ; ils sont de droite depuis mai 2002. De sorte que l’opposition entre gauche et droite est ici non pertinente. De politiques, les décisions se font ensuite, hiérarchiquement, bureaucratiques. Les processus qui vont amener la ruine du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, du Musée de l’Homme et du Musée des Arts et Traditions Populaires sont identiques : les ministères placent à la tête des établissements des « hommes à eux », souvent des énarques, qui agissent en autocrates, ou manipulent les Conseils d’administration pour s’y acquérir des majorités qui votent l’autodestruction des établissements.
 Quant au nom que devait porter le nouveau musée, il n’est pas indifférent. Dans un premier temps, ce fut le « Musée des Arts Premiers ». Peu à peu, l’expression est devenue désuète, tant elle éclatait d’ethnocentrisme, et on parle plus facilement à présent du « Musée du quai Branly ».
Bien sûr : l’adjectif « Premier » pour désigner les arts d’Afrique, d’Océanie, d’Asie, d’Amérique qui doivent être exposés dans ce musée est évidemment un substitut de « primitif » – dont Chirac lui-même a noté le caractère insuffisant, lors de l’inauguration des salles du pavillon des Cessions (ci-dessus). Dès l’annonce de la constitution du nouveau musée, le grand sociologue Louis Dumont notait, dans Le Monde du 25 octobre 1996, que l’expression « arts premiers » « n’est pas particulièrement claire et semble, dans la substitution de “premier” à “primitif”, traduire un certain malaise ». Le « dit malaise, notait-il aussitôt, est la conséquence de l’ethnocentrisme inhérent au projet ».
Comme Louis Dumont, André Langaney et tous les esprits libres qui n’ont pas fait allégeance au pouvoir en se ralliant au projet, j’utiliserai à diverses reprises ici le terme d’« ethnocentrisme ». Il est au centre du problème en cause. J’en rappelle la définition : l’ethnocentrisme est la « tendance à privilégier le groupe auquel on appartient et à en faire le seul modèle de référence ». Le dictionnaire à qui j’emprunte cette définition cite à cette occasion une observation d’André Leroi-Gourhan : « C’est en effet l’ethnocentrisme qui définit le mieux la vision pré-scientifique de l’homme. »
Est bien ethnocentriste le musée projeté, car il exclut l’Europe, ne retenant les objets que s’ils sont exotiques, et ne doit de plus en présenter que quatre ou cinq mille, choisis en fonction de leur beauté – c’est de l’« art » – et qu’on exposera soigneusement séparés les uns des autres, sous un éclairage approprié. Car la beauté en question est celle que nous décrétons telle : Kerchache, qui parlait de « chefs-d’œuvre », était le marchand, sinon le trafiquant, qui a été le concepteur initial d’un musée consacré aux arts primitifs. Car ce monsieur gagnait sa vie en vendant à des Européens des objets achetés en Afrique : la critériologie esthétique était celle de ses acheteurs, et sa propre connaissance des arts africains s’était forgée en explorant les possibilités d’achats destinés à alimenter un marché appartenant à sa propre culture.
On notera que c’est à de tels présupposés européo-centrés – comme l’est la notion même de chef-d’œuvre, qui trouve ses sources dans l’histoire du compagnonnage au Moyen-Age, lorsque les apprentis devaient réaliser un chef-d’œuvre pour se faire reconnaître compagnons, c’est-à-dire ouvrier accompli - que répondait un guide du musée ethnologique d’Abidjan lors d’une visite qu’y faisait l’astronome canadien Hubert Reeves : « Vous, en Occident, vous ne comprenez rien à la culture africaine quand vous sortez les objets de leur contexte pour en faire des “objets d’art”. La raison d’être de ces objets n’est pas leur beauté, mais leur fonction dans la société locale. Ils sont beaux, bien évidemment, mais cette beauté est marginale. Quiconque n’a pas accès aux véritables motivations de leur existence se prive d’une fraction considérable de leur richesse et de leur intérêt. » Voilà qui anéantit la vision étroitement ethnocentriste du trafiquant d’art, vision dont l’absurdité éclate lorsqu’on sait que bien des objets jugés « chefs-d’œuvre » par les Européens ne l’étaient pas par leurs producteurs, au point que souvent ils les jetaient ou les brûlaient, après utilisation religieuse. Kerchache le savait, qui prétendait que les masques mahongwé qu’il voulait exporter illégalement du Gabon avaient été trouvés au fond d’un puits – il est vrai qu’en ce cas ce sont de méchants et ignares missionnaires qui les y auraient jetés !
Alors qu’au Musée de l’Homme, les objets n’étaient pas exposés en fonction du critère principal de « beauté », mais en tant que caractéristiques des cultures qu’on voulait montrer, que les objets pouvant passer pour beaux à nos propres yeux étaient montrés, mais toujours insérés dans des ensembles qui révélaient que leur élaboration tenaient à l’activité des hommes d’une civilisation, d’une religion, d’une époque données, les objets présentés au Musée des Arts Premiers ne sont retenus que sur le seul critère de leur beauté, ils seront donc anhistoriques et non-culturels. Ils auraient surgi miraculeusement par le seul effet de la Beauté dont les primitifs auraient eu, au même titre que nous, la révélation : c’est faux. La beauté est annexe, et, parlant de celle d’une pointe de flèche solutréenne ou d’une poterie amérindienne, André Leroi-Gourhan parlait d’« esthétique fonctionnelle ». Concept utile, et fécond. Mais l’on verra que les « talibans » français, technocrates comme intellectuels, bafouent l’héritage de Leroi-Gourhan.
Le Musée des Arts Premiers sera donc esthétique, son public ne sera pas le public essentiellement scolaire du Musée de l’Homme, mais, conçu comme un « Louvre » des arts des peuples primitifs, il attirera, d’une part, les touristes, d’autre part, à l’occasion des expositions, le public parisien cultivé. Les uns et les autres auront probablement à payer un prix d’entrée sans commune mesure avec le prix d’entrée du Musée de l’Homme.
 La citation de Leroi-Gourhan sur l’ethnocentrisme est ici parfaitement illustrée : en passant du Musée de l’Homme au Musée des Arts Premiers, on rétrograde d’un musée scientifique à un musée pré-scientifique.
 Précisément, la création du Musée de l’Homme avait consisté à « se débarrasser des préjugés esthétiques et de rareté qui jusqu’alors avaient présidé à l’organisation » des collectes d’objets ethnologiques, sans abandonner pour autant la notion de beauté des objets exposés, tandis que le musée du quai Branly revient à cette conception muséale ancienne. Ainsi, tant du point de vue scientifique que du point de vue esthétique, le Musée du quai Branly exprime un retour en arrière : ici le xxie siècle sera comme le xixe.
 L’idée antérieure à celle de sa création était pourtant originale, et précisément anti-ethnocentriste ; en effet, en présentant au Louvre des objets d’art venus d’Afrique sub-saharienne ou d’Amérique amérindienne, certes selon notre propre critériologie esthétique – ce qui bien sûr est aussi le cas des autres objets exposés au Louvre, et est inévitable dès que le critère est celui retenu –, on ne prétendait à rien d’autre : l’exposition d’objets au pavillon des Cessions ajoutait, elle ne retranchait pas, elle n’entraînait pas la disparition du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, pas plus que ce dernier ne se substituait au Musée du Louvre. Les Africains accédaient à la même dignité artistique que les Sumériens, les Egyptiens et les Grecs anciens, tandis que l’ethnologie demeurait, ailleurs : il y avait d’un côté les beaux objets du Louvre, de l’autre l’exposition des cultures, l’ethnologie, au Musée de l’Homme.
 Mais on décide d’aller plus loin, de faire un Musée des Arts Premiers, et de casser pour cette raison deux autres musées.
 Malgré les conflits internes au Musée de l’Homme – dus à la pénurie (cf. ci-dessous), et qui sont à peu près la seule chose que le journaliste Emmanuel de Roux y a vue (ci-dessous également) -, une motion est votée dès les 3 et 4 octobre 1996 par le Conseil d’administration et le Conseil scientifique du Muséum : elle soulignait la nécessité de conserver au Musée de l’Homme son contenu entier, car « L’homme et la nature sont inséparables. En dissociant l’ethnologie du reste du Muséum, on porte atteinte à ce principe de base et à l’intégrité de l’établissement ». C’était bien toucher le nœud de la question, puisque la vision de Kerchache et de Chirac est entièrement esthétisante, et que ce sont eux qui ont décidé de ce qui est « beau » et doit entrer dans leur musée. La vision des scientifiques français, depuis Buffon, est autre : elle est celle de l’indissolubilité de l’homme, comme être à la fois biologique et culturel. En somme, disait la motion, créer un musée des « arts premiers », ce n’est pas faire mieux que le Musée de l’Homme, ce n’est pas le moderniser, c’est faire plus ethnocentriste.
On notera à cette occasion que la grave confusion qui s’est ensuivie entre formes muséales, la construction d’un musée d’un certain type impliquant, de la part de ses concepteurs, la destruction d’un autre, tout différent, n’aurait peut-être pas eu lieu si une nuance respectée par l’anglais avait existé en français.
Dans un article où nos collègues britanniques dénonçaient les menaces contre le Musée de l’Homme, et en disaient qu’il était « a Parisian Museum to be defended », la revue scientifique Nature, de renommée internationale, notait : « Museums are not the same as galleries, and should not become so. » C’est très clair, cela signifie : « Les muséums ne sont pas la même chose que les galeries, et ne doivent pas le devenir. »
 L’anglais distingue en effet la gallery, qui est un lieu d’exposition de belles choses, par exemple de tableaux, c’est un musée d’art – il y a à Londres la prestigieuse Tate Gallery –, et le museum, qui est un musée savant, axé sur l’exposition d’objets intéressants, la beauté étant indifférente, et lieu pédagogique, puisque les objets sont réunis en fonction de l’intérêt qu’ils présentent pour l’histoire ou pour la science – il y a à Londres le British Museum, qui réunit en gros notre Louvre (sans la peinture européenne, qui est à la Tate Gallery, mais avec l’histoire ancienne) et notre Muséum d’Histoire naturelle.
 Le Musée de l’Homme est, en anglais, un museum, le Musée des Arts Premiers sera une gallery. Autrement dit, faisant fi du conseil de la revue Nature, les « talibans » français n’hésitent pas à sacrifier un grand et magnifique museum pour se faire une gallery. Lorsque Chirac, reçu au Musée de l’Homme par Henry de Lumley et vingt-huit directeurs de recherche, répond à leurs questions, c’est-à-dire à leur inquiétude, qu’il n’y a pas à présenter « en contexte » les chefs-d’œuvre de l’« art premier », car on ne le fait pas au Louvre pour la Vénus de Milo, il joue sur une confusion de sens que l’anglais ne permet pas. De plus, la comparaison choisie est malhonnête : des œuvres comme la Vénus de Milo appartiennent à un patrimoine familier à nombre de visiteurs, tandis qu’ils sont le plus souvent à peu près tous ignorants des cultures Mandingue, Senufo, Dogon, Soso, Ewe, Ibo, Bantu, Vogul, Ostiak, Tatar, Tunguz, Mongole, Nenets, Ket, Yukaghir, Dayak, Alfourou, Maori, Inuit, Athabasque, Algonkine, Apache, Pueblo, Sioue, Aztèque, Maya, Muysca, Inca, Bororo, Araucane... qui ont produit les objets qu’ils regardent : il est donc indispensable que ceux-ci soient présentés « en contexte ». Telle serait, telle doit être au Trocadéro, spécifiquement la tâche d’un museum.
 Le Musée de l’Homme possède 300 000 objets d’ethnologie, et l’on veut en exposer quelques milliers au Musée du quai Branly. On pouvait ainsi largement alimenter ce dernier musée en puisant dans les réserves du premier, sans avoir à toucher au matériel exposé : pourtant, toute l’ethnologie en a été retirée. Il y a eu un désir radical d’expurger le Musée de l’Homme de cet aspect – ce qui a l’avantage considérable d’empêcher le public de faire la comparaison entre l’un et l’autre musées.
 Enfin, il existait déjà à Paris un « musée des arts premiers », quoiqu’il n’ait pas porté ce nom absurde : c’était le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie. Pourquoi ne pas avoir décidé que le grand musée souhaité par Chirac serait ce même musée, agrandi, embelli, modernisé, et augmenté de collections asiatiques et amérindiennes ? En ce cas, le nouveau musée, situé au quai Branly, n’aurait pas démoli, il aurait repris et développé ; il aurait été au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie ce que le Musée de l’Homme fut en 1937 au Musée du Trocadéro. D’une gallery, on serait passé à une autre, enrichie. Et aucun museum n’aurait été détruit, le Musée de l’Homme aurait gardé son intégrité, c’est-à-dire l’unité de l’homme, l’ethnologie avec l’anthropologie.
 Ce n’est pas ce qui a été voulu. Au lieu de faire simple, on a voulu faire compliqué ; au lieu de « bon marché » (200 millions de francs), on a préféré cher, plus du milliard de francs. Au lieu de sauver, on a détruit. Je dis bien, détruit, et je décris cette destruction dans le septième chapitre. On verra qu’elle est laide, et qu’elle fait tache sur la France.
 Quant au Musée des Arts et Traditions Populaires, sa destruction relève d’un autre processus. Là au moins on va construire un musée ailleurs qu’à Paris... mais au prix du sacrifice d’un musée de la capitale !
 Les raisons de la décision de le supprimer sont obscures. Il y a d’abord, comme pour le Musée de l’Homme, la politique d’abandon dans laquelle il a été tenu par les pouvoirs publics : c’est assurément l’une des raisons en question. Elle ne suffit pas. Les tristes résultats du Musée, comparés surtout à ceux du Jardin d’Acclimatation, au sein duquel il se trouve, peuvent expliquer le mécontentement des ministères de tutelle. A cela s’ajoute la politique de décentralisation ; ses responsables pourraient expliquer le déplacement du Musée en prétendant qu’ils cherchent une solution à ses difficultés : si les Parisiens ne vont pas le voir, alors mettons-le dans une zone touristique, où il fera partie des attractions. Soit. Mais rien de tout cela, ni le désintérêt ministériel pendant cinquante ans, ni la gabegie pendant vingt ans, ni la nécessité de décentralisation ne peuvent expliquer, par contre, qu’on casse le Musée des Arts et Traditions Populaires, qu’on en transporte l’essentiel à Marseille pour qu’il devienne une composante d’un musée d’une autre nature, et que le surplus des collections, qui n’entrerait pas dans ce dernier musée, soit dispersé entre les régions d’origine : les armoires bretonnes seront rendues à la Bretagne, etc. On s’interroge - lorsque du moins on ne fait pas partie du tout petit noyau des décideurs. Différentes requêtes ont été adressées à M. Michel Duffour, secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation, par le personnel du Musée de l’Homme : il n’a jamais répondu. Pour ma part, ayant reçu le titre de Chevalier des Arts et de la Culture – évidemment sans l’avoir demandé ! – de la part de Mme Catherine Tasca, Ministre de la Culture à l’époque où a été prise la décision de destruction du Musée des ATP, j’ai cru pouvoir lui écrire, ainsi qu’à M. Duffour, pour les interroger à ce sujet, en arguant du titre dont ils m’avaient honoré : je n’ai jamais reçu de réponse, et le titre de Chevalier des Arts et de la Culture, dans cette situation, ressemble diablement à du vent.
Le projet en cours dénature donc le musée, et le détruit en son esprit ; transféré à Marseille, il voit son orientation scientifique complètement transformée : au lieu d’être un musée d’ethnologie de la France, il doit y devenir un musée d’ethnologie de l’Europe et du monde méditerranéen, qui sera alimenté grâce à d’autres dépouilles du MNAAO et du Musée de l’Homme. L’actuel Directeur des ATP, Michel Colardelle, est l’artisan de cette délocalisation – il est vrai, après avoir déclaré, en réunion du personnel, qu’il souhaitait réaménager le musée dans Paris, par exemple en le déplaçant au Palais de Tokyo (l’aile orientale du palais de Chaillot actuel), et qu’il démissionnerait si on lui imposait la délocalisation –, et a annoncé, en décembre 1999, la création de la Mission de préfiguration du Musée national des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, dirigée par Gilles Butaud, musée qui devait être installé dans le Fort Saint-Jean à Marseille, où son ouverture était initialement prévue en 2008. Il est vrai que le Fort Saint-Jean était occupé par un centre d’archéologie sous-marine. Il a donc fallu opérer son expropriation, pour laisser place au nouveau musée, ce alors que ce centre archéologique ne disposait pas de nouveaux locaux ! Quoi qu’il en soit, il est rapidement apparu que le Fort-Saint-Jean était trop petit pour y aménager un musée tant soit peu digne de ce nom. Un projet plus ambitieux, tenant compte de l’ambition de la ville de Marseille de restaurer et de revaloriser son centre historique, est aujourd’hui l’édification d’un nouveau musée, prenant appui sur le Fort-Saint-Jean, confié aux architectes Yves Lion et François Kern, assistés du paysagiste Guerric Péré, et appelé le Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Laissons de côté le devenir, fort aléatoire, de ce musée, et attachons-nous ici à la question des contenus.
Pour alimenter ce musée, il faut donc détruire celui des ATP. On croit rêver. Là aussi on pouvait compter sur des réserves. Celles du Musée de l’Homme concernant l’Europe étaient éblouissantes. Avec elles, il y avait amplement de quoi constituer un nouveau musée, si on y tenait, sans rien détruire de ce qui existait. Or, le musée marseillais se définit autrement que le musée parisien. L’Europe et la Méditerranée, ce n’est pas la même chose que la France. Il n’y a que recoupement entre ces deux concepts, non recouvrement. Le Musée des Arts et Traditions Populaires est le musée de l’ethnologie française ; il est à la France ce que le Musée de l’Homme a été au monde. Il est au sommet de l’édifice des musées d’ethnologie et des écomusées français. Sa place est avant tout à Paris, dans la capitale, autant que le Musée de l’Homme ou le Musée du Louvre. Le délocaliser pour en faire autre chose que ce qu’il est paraît absurde, et vandale : là aussi on démolit ce qui existe, qui est pertinent, qui répond à une définition, pour faire tout autre chose qu’on pouvait précisément faire sans rien casser.
 C’est alors l’homologie qui existe entre les fonctions du Musée de l’Homme et celles du Musée des Arts et Traditions Populaires qui invite à corréler leurs démolitions respectives. Dans l’un et l’autre cas, on détruit un musée scientifique, pédagogique, ethnologique. Ce sont donc la science, l’Ecole et l’ethnologie qui sont, conjointement, visées. Je parle de « talibans français », parce qu’en Afghanistan aussi, l’Ecole et la science, l’histoire et l’ethnologie, ont été attaquées par des obscurantistes. Ceux-ci, c’est le fanatisme religieux qui les faisait marcher. Ceux-là, c’est un autre fanatisme, qui soumet toutes les valeurs à l’argent, et transforme tout ce qui est museum en gallery parce que des touristes rapportent plus que des élèves.
La sagesse voudrait pourtant que la construction d’un nouveau musée n’impliquât pas la destruction d’autres musées, sauf, bien sûr, s’il s’agissait de rénover et refondre, comme le Musée de l’Homme le fit à l’égard du Musée du Trocadéro. Mais le Musée des Arts Premiers, plus touristique que scientifique, ne remplacera ni le Musée de l’Homme, ni le MNAAO, et le musée de Marseille n’est pas un agrandissement ou une modernisation du Musée des ATP : son sujet d’études est tout différent, et la capitale de la France n’aura plus de musée national d’ethnologie française...
 On peut rassembler la différence fondamentale entre le Musée de l’Homme et le musée du quai Branly dans un tableau :

 

Musée de l’Homme

Musée du quai Branly

raison d’être

scientifique, pédagogique

esthétique

origine des objets

dons et achats des voyageurs et des ethnologues

achats aux marchands d’art, surtout transfert d’objets du Musée de l’Homme et d’autres musées

ce qui est montré

cultures

objets

caractère

modeste

prétentieux

contexte

ethnologie, sciences humaines

art, marché de l’art

bibliothèque : contenu

anthropologie (ethnologie, anthropologie physique, préhistoire)

ethnologie

bibliothèque : statut

CADIST pour l’ethnologie

non CADIST

audio-visuel

très riche

très riche, par transfert des objets du Musée de l'Homme

Bernard Sergent

Nous signalons à tous le livre publié chez L’Harmattan : La Guerre à la Culture – La logique marchande et les attaques contre l’intelligence, qui traite de toutes ces questions. Livre de Bernard Sergent, chercheur au CNRS et membre de notre comité Patrimoine & Résistance.
La loi sur les musées ment, la loi sur les musées vend…
Daniel de Coppet, ethnologue, directeur d'étude à l'EHESS, a consacré une part essentielle des dernières semaines de sa vie à cette analyse. Engagé dans la défense des musées nationaux et de leurs collections, il ne s'était jamais résolu à ce qu'il considérait comme une des­truction des musées pour des intérêts mercantiles, qu·il s·agisse du Musée de l'Homme, du Musée National des Arts d'Afrique et d'Océanie ou du Musée National des Arts et Traditions Populaires. Il s'était fermement opposé au projet du quai Branly et plus encore à ses fondements prétendument scientifiques.
Daniel de Coppet se battait pour la sauvegarde des acquis de civilisation. C'est la raison pour laquelle il avait décidé de constituer avec nous le Comité Patrimoine & Résistance. Lors des Assises de défense du patrimoine du 17 novem­bre 2001, il déclarait qu'on assistait aujourd·hui au « pillage accéléré, non seulement de la République Française, [mais à celui] de toute la planète, de toute la richesse des civilisations et des sociétés humaines. C'est contre ça que nous devons nous dresser. Il ne faudrait pas qu'en France on importe des pratiques qui sont préjudiciables à l'intérêt de l'humanité tout entière. »